lundi 13 avril 2009

ENQUETE : Le Marketing Ethnique en France

LE MARKETING ETHNIQUE, UN TABOU FRANCAIS.

Incontournable aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le marketing ethnique ne parvient pas à s'imposer en France car les grandes marques craignent d'être taxées de communautarisme. Produits alimentaires, cosmétiques, télécoms : le potentiel commercial est bien réel. À part L'Oréal , Nestlé et les industriels de la viande, ce marché est animé par de petites sociétés.

En France, le marketing ethnique est mal perçu, car on l'assimile au communautarisme. Cette technique, appelée aussi ethno-marketing, consiste à vendre des produits ou des services conçus sur des critères culturels ou religieux et s'adressant à des populations déterminées. Les produits alimentaires halal ou casher, les cosmétiques pour peaux noires ou les cartes de téléphone prépayées pour les appels longue distance sont des exemples de produits ethno-marketés.

Mais en France, contrée de l'universalisme républicain, cette pratique peine à s'imposer. " Parler de marchés communautaires, c'est toucher à notre inconscient collectif, à notre idéal républicain. Mais cette diversité existe bel et bien au sein de la société française ", affirme Dominique Desjeux, anthropologue et consultant en marketing.

" Les marques ont peur de tomber dans le politiquement incorrect du communautarisme, alors que cette crainte archaïque n'a plus lieu d'être ", indique Yohan Gicquel, PDG de Trend'sLab (1). " La tradition politique française, fondée sur l'universalisme, favorise l'assimilation et donc combat le différencialisme.

Or, le rôle légitime de l'économie est de répondre à la diversité des besoins par l'offre des marques. C'est pourquoi le marketing a l'habitude de cibler, définir, fragmenter la population en fonction de la variété de ces besoins ", rappelle Pascale Weil, associée chez Publicis Consultants et sociologue (2).

INADAPTE AU MODELE FRANCAIS

Pour l'Américain David Jones, PDG de RSCG Worldwide, " aussi longtemps que l'ethnie et la race continueront d'être débattues en France aux niveaux politique et philosophique, il n'y aura aucun espace pour le pragmatisme commercial que réclame le marketing ethnique ". Les réticences à délivrer un message commercial spécifique à destination des Asiatiques, des musulmans ou des Noirs restent fortes dans notre pays.

Certains pensent même que ce genre de segmentation n'a pas lieu d'être. " Nous ne sommes pas dans la conception anglo-saxonne du melting-pot. La France propose un modèle différent avec la nation, corps abstrait et indivisible. Le marketing ethnique demeure un fantasme chez nous, il n'est pas pertinent. Je ne suis pas certain que les marques aient intérêt à l'adopter ", estime Adrien Taquet, directeur associé chez Compagnie 360 Euro RSCG.

Pourtant, l'enjeu économique est considérable. Les communautés d'origine étrangère sont estimées à environ 12 à 14 millions de personnes, soit plus de 20 % de la population. Le marché de la nourriture halal pèserait 3 milliards d'euros en France et 15 milliards en Europe, en progression de 15 % par an depuis 1998 (3). Et le consommateur musulman dépense 30 % de son budget en alimentaire, contre 14 % pour le non musulman.

La grande distribution le sait et utilise le marketing ethnique depuis longtemps. " Dès 1990, nous avons réalisé la première enquête qualitative sur un échantillon de 800 personnes d'origine maghrébine pour le Manège à Bijoux de Leclerc, un marché de 4 milliards de francs à l'époque ", raconte Dominique Desjeux.

Aujourd'hui, des hypermarchés de la banlieue parisienne ont mis en place des rayons halal imposants. Ce qui ne va pas sans risque : " Une certaine partie dela clientèle ne supporte pas l'existence du rayon halal ", reconnaît Gérard Ichter, adhérent Leclerc de Sarcelles. Ces réticences aux relents xénophobes n'ont pas empêché les 45 magasins Leclerc de la région parisienne de s'associer pour référencer des fournisseurs de produits ethniques.

" Selon la typologie de la clientèle, nous proposons des assortiments plus ou moins larges de produits pour les consommateurs africains, juifs ou maghrébins ", détaille Gérard Ichter.
L'importance de ces rayons dépend de la taille des communautés dans les zones urbaines où sont implantés les hypers. À Sarcelles, les 14.000 membres de la communauté juive représentent un potentiel non négligeable pour les produits casher.

Les industriels de la viande ont eux aussi repéré les opportunités offertes par ces populations. Socopa, Charal, Doux ont tous sorti des produits conformes au dogme musulman.
D'autres types de denrées devraient suivre : plats cuisinés (quiches, pizzas, plats cuisinés exotiques), épicerie sèche (biscuits, chocolats, céréales, boissons non alcoolisées) et cosmétiques certifiés halal, car dépourvus de graisse animale.

RELIGION ET NOSTALGIE

Nestlé a mis en place depuis une dizaine d'années un " département ethnique ", centré autour de deux axes : le religieux (halal ou casher) et le nostalgique comme les céréales Nestum, très consommées au Portugal, ou le lait en poudre Nido, apprécié des Asiatiques. Une soixantaine de références composent cette gamme, dans deux segments : bouillons et soupes, et plats surgelés halal, le tout sous la marque Maggi. " Nous avons répondu aux attentes exprimées par des consommateurs ", explique une porte-parole de Nestlé France.

Cette gamme ethnique représente moins de 1 % du chiffre d'affaires France du groupe (2,702 milliards d'euros en 2006), mais lui permet de s'adresser à des communautés aux habitudes de consommation particulières. " Notre intérêt pour ces produits n'est pas opportuniste, mais pérenne ", ajoute la porteparole.

Le secteur des cosmétiques est un de ceux qui utilisent le plus l'ethno-marketing. Les peaux et les cheveux des Africains, des Asiatiques et des Européens ne présentent pas tous les mêmes caractéristiques. D'où la pertinence de gammes ciblées. Parmi les industriels de ce marché, c'est le groupe L'Oréal qui est le plus actif.

Mais le numéro un mondial se défend de faire du marketing ethnique. " La première aspiration de ces communautés, c'est de consommer une grande marque internationale. À condition qu'elle leur propose les produits adaptés à leurs attentes. Il ne s'agit pas de communautarisme, mais d'une forme de segmentation, c'est-à-dire de réponse spécifique aux besoins des uns et des autres ", précise Alain Evrard, directeur général Afrique, Orient, Pacifique de L'Oréal.

Le groupe a racheté deux marques américaines, Softsheen en 1998 et Carson en 2000, qui ciblent clairement la population noire. " Notre arrivée sur ce segment est due à Lindsay Owen-Jones [président de L'Oréal], qui nous a toujours expliqué qu'on ne pouvait pas négliger 1 milliard de consommateurs d'origine africaine. Avant l'entrée de L'Oréal, c'était un marché de petites sociétés, y compris aux États- Unis ", explique Alain Evrard.

Sur le marché français, hormis des PME comme Black Up, aucun industriel majeur n'est venu sur ce segment, excepté le groupe Alès (marques Caron et Liérac) avec sa gamme Phytospécific. Pourtant ce marché n'est plus une niche : L'Oréal réalise un chiffre d'affaires mondial de 200 millions d'euros avec les produits de sa marque Softsheen-Carson.

DIASPORAS ET LIEN AFFECTIF

Les télécoms sont un autre domaine intéressé par les cibles communautaires. La société Mobisud, filiale de MarocTélécom (elle-même filiale à 51 % de Vivendi), vise les " 4 à 6 millions de personnes vivant en France qui ont un lien affectif, familial, économique ou culturel avec le Maroc, l'Algérie et la Tunisie ", selon Cyrille Ferrachat, directeur général de Mobisud.

Pour conquérir cette clientèle, Mobisud propose la minute de communication vers un mobile ou un fixe de 30 % à 50 % moins chère qu'Orange, SFR ou Bouygues Télécom. Preuve que le marketing ethnique peut faire bouger les choses, ces trois opérateurs ont réagi avec des offres à destination de la communauté nord-africaine. Néanmoins, Mobisud conserve une longueur d'avance grâce à des services spécifiques, comme une hot line bilingue franco-arabe.

DES AGENCES CONSEIL SPECIALISEES

Pour accompagner ces initiatives et en susciter d'autres, des agences spécialisées sur le marché de l'ethnique ont vu le jour ces dernières années. Créée fin 2005, Ak-a s'est positionnée sur le créneau des Afro-Français, c'est-à-dire les Noirs français ou francophones originaires des DOM-TOM ou d'Afrique subsaharienne.

Cette population serait forte de 1,6 million de personnes selon Ak-a. " En 2004, j'ai passé six mois aux États-Unis, et j'ai remarqué que, là-bas, le marketing ethnique était très développé ", explique Olivier Turounet, directeur associé.

De retour en France, Olivier Turounet s'est aperçu qu'il n'existait aucune donnée chiffrée sur le marché des Noirs français. L'agence Ak-a a depuis mis en place un panel en ligne qui fonctionne sur le volontariat, ce qui lui permet, selon ses fondateurs, d'échapper à l'interdiction de la Cnil, qui proscrit les fichiers comportant des données personnelles relatives aux origines et obtenus sans le consentement exprès des intéressés.

" Nous offrons aux personnes qui répondent des points convertibles en cadeaux, et surtout l'accès au Tchip Show, première sitcom afrofrançaise sur notre Web télé Ak-a TV ", détaille Didier Mandin, directeur associé. Grâce à ses 4.000 panélistes, l'agence propose des études telles que " les comportements de consommation des Afro-Français ".

UN GATEAU A PRENDRE

Sopi, première agence à se spécialiser dès 2003 sur ce marché, préfère se présenter comme " agence de la diversité ". " Le marketing ethnique, ce n'est pas faire des publicités à la Benetton. Il existe des communautés qui ont des besoins spécifiques, mais pas pour tout et n'importe quoi ", précise Jean-Christophe Despres, PDG de Sopi.

L'agence a déjà engrangé 12.000 profils de consommateurs " ethniques ", et propose un service de régie publicitaire de médias communautaires on line. " Mais nous avons beaucoup de mal à les valoriser auprès des annonceurs, malgré les 6 millions de visiteurs uniques mensuels ", se plaint Jean-Christophe Despres.

Sopi réalise des études sur ces cibles, comme cette enquête en souscription sur un échantillon de 9.000 personnes qui étudie l'influence de leur origine et de leur culture sur leur comportement de consommateur.

Le marketing ethnique peut-t-il devenir incontournable, comme aux États-Unis ou en Grande Bretagne ? Pour Pascale Weil, les marques doivent avant tout se demander « si l’appartenance à une communauté surdétermine l’achat ou l’usage d’un produit ou d’un service ». « Mais encore faudrait-il qu’elles aient saisi l’intérêt économique de ces cibles », tempère Yohan Gicquel.
Selon Dominique Desjeux, « cette pratique va se développer, surtout sur une échelle européenne, avec des marchés liés aux diasporas ».

Quant à Jean-Christophe Despres, il met en avant le poids de ces consommateurs issus des communautés : « Si on agrège les différents secteurs concernés (alimentaire, transferts d’argent, télécoms, cosmétiques), on arrive à un potentiel de 10 milliards d’euros ». Un chiffre qui devrait avoir raison des dernières réticences des marques vis-à-vis du marketing ethnique.

La Tribune - 27/04/07 PATRICK CAPPELLI - http://yohangicquel.typepad.fr/yohangicquel/files/la_tribune.pdf

(1) Auteur du " Marketing ethnique ", chez Génie Des Glaciers, Paris.
(2) Auteur de " Tels pères... quels fils ? ", éditions Eyrolles.
(3) Selon la société Algodoal, qui organise le Salon de l'alimentation